Digitalisation : le piège du solutionnisme

Elle est sur toutes les lèvres… Depuis la crise sanitaire du Covid-19, la digitalisation a pris un élan considérable et son utilité dans les plans de continuité d’activité des entreprises devient incontestable. Toutefois, cette avancée nécessaire ne doit pas nous emmener dans le piège du solutionnisme.

En effet, le chercheur et essayiste biélorusso-américain Evgeny Morozov définit le « solutionnisme » comme une idéologie qui transforme systématiquement toutes les situations sociales complexes, soit en de simples questions résolubles par des solutions calculables, soit en des processus intelligibles et évidents facilement optimisés. Dans le même ordre d’idée, nous voyons l’arrivée d’une vague de discours prônant la digitalisation comme une solution miracle à toutes les problématiques de gouvernance (à la lutte contre la corruption, au productivisme, à l’optimisation du temps de travail, etc.). Nous trouvons, dès lors, dans la digitalisation le support à une organisation du travail empreinte de taylorisme et de fordisme des temps modernes. Ainsi, la digitalisation devient la pendante d’une solution absolue à chaque problème humain, que ce soit politique ou social.

Or, nous ne pouvons occulter le rôle de l’Homme et son intelligence, ses réflexions, ses doutes et ses erreurs, face à une machine qui manipule les données de manière automatisée et qui vit dans un tout numérique sans scrupule. En prenant l’exemple de l’enseignement, nous apercevons que l’e-learning n’a pas et ne peut aucunement résoudre les problèmes structurels de notre système éducatif. L’enseignement à distance représente certes une alternative dans les circonstances exceptionnelles du Covid-19 que vit le monde entier mais cette digitalisation de l’enseignement n’est pas une réponse aux enjeux et maux qui affligent tout système éducatif. D’un autre côté, le télétravail qui est vanté comme source d’épanouissement, dispose aussi de certaines contraintes au premier rang desquelles figure l’enjeu de l’articulation vie personnelle et vie professionnelle, sans oublier les interactions sociales qui demeurent le parent pauvre du télétravail.

Finalement, la réponse aux multiples enjeux politiques et sociétaux n’est ni brusque et immédiate, ni systématiquement digitale. Elle est stratégique et transversale. Nous devons nous doter d’une stratégie, d’une réflexion capable de prendre en considération les paramètres culturels, sociaux ou politiques de la question, d’une culture de l’erreur « apprenante » et surtout de l’innovation. Les évolutions de l’ère numérique, elles, nécessitent des ajustements de nos habitus et nos schémas de pensée d’une manière générale. L’essentiel n’est pas de fuir la digitalisation, ni même de ralentir sa progression mais de s’en approprier l’usage et de la soumettre à des débats et des réflexions critiques.

Ali Moutaïb

Initialement publié dans la lettre HA, édition de juin 2020.