Confrontée à une forme d’incertitude croissante concernant sa sécurité (montée du nationalisme, augmentation des flux migratoires clandestins, vague d’attentats terroristes, instrumentalisation de la figure du migrant par les extrêmes…), et consciente de son attractivité pour les pays du sud, l’Union européenne (UE) a dû, au terme d’un long processus de réflexion et de consultation des États membres et de la société civile, se doter d’une doctrine orientant son action.
La Stratégie Globale de l’Union Européenne (SGUE) pour la politique étrangère et de sécurité présentée le 28 juin 2016 par Federica Mogherini, Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Vice-présidente de la Commission européenne, répond à ce besoin et souligne, parmi ses priorités, la nécessité de construire des partenariats visant in fine la stabilité et la résilience de son voisinage et par extension, celle des intérêts vitaux de l’UE.
Cette nouvelle doctrine et les principes qui la régissent trouvent -ils néanmoins un écho dans le voisinage sud de l’Europe, et quel pourrait en être son application effective ?
Peu d’acteurs régionaux et d’États africains sont en effets en mesure de répondre aux préoccupations sécuritaires de l’Europe tout en adoptant une approche conforme aux valeurs régissant l’action extérieure de l’UE. Néanmoins l’action du Maroc dans son voisinage et la mise en œuvre de sa stratégie d’influence reposant sur plusieurs leviers (développement économique et social durable et inclusif, coopération sécuritaire, diplomatie religieuse) semblent faire écho à la nouvelle doctrine stratégique de l’Union européenne et pose la question de son éventuelle complémentarité.
Cet article vise ainsi à interroger, dans un premier temps, les principes constituant la SGUE et les actions initiées en ce sens en Afrique du Nord. Dans une deuxième partie, nous interrogerons l’action extérieure du Maroc dans son voisinage, au regard des principes dirigeants l’action extérieure de l’UE. Dans une troisième partie, nous évaluerons la pertinence d’un partenariat tripartite UE/Maroc/Afrique sub-saharienne, capitalisant sur les réalisations existantes et en faveur de la stabilité et de la résilience du Sud, indispensable à la sécurité de l’Union.
La Stratégie Globale de l’Union Européenne et son application en Afrique du Nord.
Fruit d’un long processus de réflexion et de collaboration[1], la SGUE rompt avec la tradition européenne de soft power qui structurait l’action extérieure de l’UE depuis 2003. S’apparentant à une refonte stratégique en faveur d’une politique « réaliste », la SGUE souhaite doter l’UE d’une plus grande autonomie stratégique, afin d’en faire un acteur à même de défendre son intégrité et protéger ses intérêts à travers une approche intégrée et préventive[2]. Une doctrine mettant l’accent sur le développement et l’assise de sociétés résilientes[3] dans son voisinage.
En promouvant ainsi une approche intégrée de la gestion des crises, l’UE emprunte au champ lexical traditionnel des opérations de maintien de la paix des Nations-Unies, illustrant l’évolution de sa stratégie vers un nouveau paradigme. Une doctrine stratégique reposant sur la mobilisation de l’ensemble de ses composantes, sécurité et développement, intervenant à plusieurs niveau (régional, national et local), dans une logique préventive mais aussi dans l’accompagnement des sociétés pendant et post-crise[4] (conflict analysis and prevention ; conflict management : post-conflict stabilisation).
Consciente de la complexité et de la fragilité de son environnement, l’Union Européenne s’engage ainsi dans une perspective plus réaliste[5] des relations internationales. L’utilisation à plusieurs reprises du concept de résilience (resilience) entendu comme « la capacité d’États et de sociétés à se réformer, et donc à résister aux crises internes et externes et à se remettre de celles-ci »[6] et la volonté d’inciter à des changements conformes aux valeurs de l’UE mais à l’initiative des pays de son voisinage, renforcent le pragmatisme de cette approche.
Corollaire de cette nouvelle approche, l’UE établissait, en 2015, le EU Trust Fund for Africa et son application nord-africaine visant à favoriser une migration légale et sécurisée, tout en renforçant la stabilité des pays d’origine et à combattre les réseaux criminels transnationaux s’emparant de ce phénomène. En adoptant une approche intégrée, l’UE entend impulser et financer des programmes de coopération tant locaux que régionaux[7].
L’action extérieure du Maroc, vecteur de résilience et de stabilité des états d’Afrique sub-saharienne ?
Si l’échec de la coopération intrarégionale et de l’Union du Maghreb Arabe en Afrique du Nord est en partie liée au différend algéro-marocain sur la question du Sahara, elle est aussi dû à des disparités en matière de développement socio-économiques que les réponses apportées en termes de politiques publiques suite au « Printemps Arabe » n’ont su résoudre (chômage des jeunes, traitement des minorités, modèle de développement basé sur une rente économique, déficit démocratique, …).
Confronté à cette impasse, comment le Maroc a-t-il su s’adapter à ces contraintes et s’imposer comme un interlocuteur stratégique tant pour la sécurité du Nord avec l’UE ou encore l’Espagne et la France, que pour la stabilité et le développement de son Sud avec les états d’Afrique sub-saharienne ?[8]
Au Nord, dans le cadre du « statut avancé » avec l’UE et de relations bilatérales historiques avec l’Espagne, la France ou encore l’Italie et la Belgique, le Maroc a su nouer une relation privilégiée sur différents segments (lutte contre la radicalisation et le terrorisme à travers la formation des imams en France ; coopération en matière d’échange de données entre les services d’Europol et la DGSN marocaine ; lutte contre la criminalité transnationale avec l’Espagne et l’Italie; accord de pêche entre l’UE et le Maroc.).
Renouant avec son « africanité », le Maroc de Sa Majesté le Roi Mohammed VI s’est aussi doté d’une stratégie de puissance et d’influence dans la région se concrétisant par son retour au sein de l’organisation de l’Union Africaine le 30 janvier 2017 après 23 ans d’absence, mais aussi dans la conduite de nombreux programmes de coopération Sud-Sud participants de la stabilisation des populations et sociétés locales. Le Maroc est ainsi engagé avec ses voisins du Sud tant sur des programmes de coopération sécuritaires (formation des forces de sécurité, des imams…), qu’en matière de développement social et économique (formation des cadres africains, partage d’une expertise en matière agricole, développement rural, réalisation de projets structurants dans les secteurs de l’eau et de la santé…).
De par sa stabilité sociale, sécuritaire et économique, le Maroc transparaît, dans un contexte sécuritaire global dégradé, comme un partenaire de choix pour l’UE, conforme aux principes dirigeant désormais son action extérieure et jouissant d’une influence sans comparaison dans la région.
Vers un partenariat tripartite UE/Maroc/Afrique sub-saharienne visant la sécurité de l’Union Européenne et la stabilité de son voisinage ?
La coopération triangulaire est entendue comme « une modalité (…) de coopération internationale pour le développement. En intégrant la participation de donateurs du Nord et du Sud dans un même arrangement, incluant les puissances émergentes, (elle) vient altérer les dynamiques des axes traditionnels Nord-Sud et Sud-Sud, dites verticales et horizontales, pour représenter et intégrer une plus grande variété d’intérêts ». [9](Moisan, 2014).
En s’orientant dans cette direction, l’UE et le Maroc, sur la base de valeurs communes et dans le cadre d’une approche intégrée, sont-ils en mesure de développer une architecture de coopération tripartite capitalisant sur les forces de chacun afin d’en dégager des synergies ? Dans cet ordre, l’Union européenne en tant que facilitateur[10], apporterait un soutien financier et une expertise technique en appui de l’action du Maroc. Celui-ci, partenaire pivot, acteur légitime et ancré territorialement, fort de ses avancées et au fait des enjeux locaux serait alors en mesure de déceler comme de traiter en amont, à travers une approche intégrée, des signaux faibles annonciateurs de crises (radicalisation, tensions ethniques, désertification, chômage des jeunes…) et aurait alors la charge d’implémenter des programmes adaptés aux réalités de terrain des pays « bénéficiaires » d’Afrique sub-saharienne.
Néanmoins, un tel cadre de coopération ne serait-il pas nuisible à l’intégration régionale et ne tendrait-il pas, de la part de l’Union Européenne, à se substituer et décrédibiliser les organisations régionales comme la CEDEAO?
Ainsi, dans un contexte où la CEDEAO reste attractive pour des acteurs cherchant à optimiser leur influence[11] et où elle a su jouer un rôle stabilisateur dans la gestion de crises politiques en 2016 en Guinée Bissau et en 2017 en Gambie. Il convient alors de s’interroger sur l’intégration des organisations régionales en appui de la SGUE ainsi que de leur approche stratégique en matière de stabilisation de cet espace.
Thomas Dournon
[1] TOCCI,N., « The making of the EU Global Strategy », Contemporary Security Policy, 37 :3, 461-472, p.4
[2] Conseil de l’Union Européenne, Une Stratégie Globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union Européenne, Bruxelles, 28 juin 2016, 10715/16, ci-après désignée SGUE, pp. 7 ;24
[3] Ibid
[4] Thierry Tardi, The EU : from comprehensive vision to integrated action, Brief, ISSUE, EUISS, Mai 2017
[5] SGUE, Op.cit., pp.2 -23
[6] SGUE, Op.cit., p.18
[7] EU Trust Fund for Africa : new actions adopted to support vulnerable migrants, foster socio-economic development and improve border management in North of Africa, Communiqué de Presse, 14 décembre 2018
[8] Inscrit dans la constitution du 29 juillet 2011, le Royaume du Maroc s’engage à « consolider les relations de coopération et de solidarité avec les peuples et les pays d’Afrique, notamment les pays sub-sahariens du Sahel » ainsi qu’à « renforcer la coopération Sud-Sud. », comme à « intensifier les relations de coopération, de rapprochement et de partenariat avec les pays du voisinage euro-méditerranéen ; ».
[9] Geneviève Moisan, « La coopération triangulaire : potentiel ou illusion d’efficacité ? » Ecole de développement international et mondialisation, Faculté des sciences sociales, Université d’Ottawa, Ottawa, Décembre 2014. P.29
[10] OCDE, Dissiper les mythes de la coopération triangulaire, Direction de la coopération pour le développement de l’OCDE, 2016
[11] Le Royaume du Maroc a ainsi entrepris un processus d’adhésion à l’organisation régionale ouest-africaine, tournant un peu plus le dos à une intégration régionale maghrébine.